Gamin, je passais presque toutes mes grandes vacances là-haut, sur les hauteurs de la vallée du Giffre, en Haute-Savoie. C’était dans les décennies 70/80. Un chalet d’alpage sans électricité, sans confort aucun. Une eau de source, depuis peu, coulait enfin jusqu’à la cuisine. Alentour, une pelouse d’herbe fine, fleurie et odorante, à l’orée d’une forêt de sapin pluriséculaire et bourdonnante. L’été venu, le vieux chalet accueillait toute une tribu de cousin et cousine d’une famille fort nombreuse. C’était le chalet de ma grand-mère.
Nous ne le savions pas encore, mais nous étions l’ultime génération à grandir sans écran. Le terme « internet » n’existait pas. « En bas », les écrans, pas encore intelligents, n’étaient que de gros cubes avec trois chaines de télévision. Nous nous levions pour changer de chaîne, pour passer d’Antenne2 à FR3, et les « postes couleur » n’étaient pas encore pour toutes les bourses.
Mais là-haut, rien de tout ça.
Plus de quatre décennies se sont écoulées depuis. Aujourd’hui je regarde autour de moi, j’observe l’évolution de cette société. Je ne peux m’empêcher de comparer la jeunesse que j’ai eue, et celle d’aujourd’hui : je suis inquiet. Inquiet de ce monde devenu fou. Quatre décennies pour comprendre à quel point l’environnement d’alors était propice à l’émerveillement, à la découverte, à l’aventure, du haut de nos huit ans, là-haut sur la montagne, là-haut dans le bonheur.
La simplicité était partout. Dans la fraîcheur matinale, quand le temps le permettait, nous nous précipitions autour du bassin pour faire notre toilette, à grand coup de savon de Marseille, d’éclaboussures et de rires. Salle de bain de plein air, avec vue…
Plus bas, on apercevait nos trois oncles. Depuis l’aube, faux en main et en cadence, ils couchaient cette herbe d’alpage incomparable. Parfumé à souhait par les nombreuses fleurs de montagne, ce foin alimentera, l’hiver venu, le troupeau à l’écurie.
Leurs premières tâches du jour terminées, les faucheurs remontaient la pente vers le chalet, la faux sur l’épaule. Jamais pressé, jamais « stressé », ce terme n’existait pas non plus. Pas de circulation dans leur monde, pas de feux rouges. Juste les sauterelles et l’arnica.
C’était l’heure de la traite des vaches encore à l’écurie, à la main, comme le reste. Douces vaches montagnardes de la race Abondance, au souffle chaud, aux lunettes de cuire. Les seaux de lait à faux col de mousse se remplissaient rapidement. Ma grand-mère ensuite transformera ce lait en tomme, en beurre, en sérac.
À la sortie de l’écurie, le troupeau carillonnait jusqu’à remplir la montagne. Pour veiller sur le troupeau, il y avait Zita, la brave chienne bergère à la toison jaune, qui souriait pour de vrai quand on s’approchait d’elle, sachant qu’elle allait prendre sa rafale de caresse. Elle n’avait pas beaucoup de travail Zita, tant les vaches étaient habituées aux chemins de pâture.
Si le gabarit des vaches empêchait les enfants de les approcher de trop près, le troupeau de chèvres en revanche était tout à notre charge. Énorme troupeau composé de… deux chèvres : Reagan et Dalida. Ce n’était pas vraiment une moquerie que de les nommer ainsi, mais plutôt le reflet de cette époque. Le président et la chanteuse. Et donc, les deux effrontés — parce que toutes les chèvres sont effrontées — gravitaient autour du troupeau de vache à leur guise, espiègle, joueuse, libre.
Aujourd’hui, bon nombre de bêtes, de toute leur courte vie, ne voient jamais le jour, jamais ne foulent l’herbe, jamais ne courent. Surpopulation carcérale de bêtes sans crimes. Les petites fermes permettaient la liberté. Les grandes fermes… enferment.
À coup sûr, Reagan et Dalida auraient organisé leur Grande Évasion, et tant pis pour les loups. Vivre Libre ou Mourir ?
Il y avait le vieux Georges, le bûcheron du village « d’en bas », et son antique tracteur forestier bleu qui trainait d’énormes billes de sapin odorantes. Il prenait le temps de s’arrêter pour boire un café avec mes oncles. Il ne faisait pas beaucoup de mal à la forêt le vieux George : « faut prendre juste s’qu’on a besoin… pis c’est tout ».
Des millions de mètres cubes de nos bois partent aujourd’hui en Asie par container maritime entier… le tout orchestré par des traders fous, et la bienveillance de nos élites corrompues et mondialisées. Ablation du bon sens.
Et il y avait « le commis aux Richard » d’une ferme voisine, un vieux Suisse arrivé là on ne sait comment. Il sortait du bois par un chemin étroit. Il venait droit vers nous, un coup d’harmonica rapide pour nous prévenir de sa venue, je pense pour ne pas nous effrayer, parce qu’ iI était un peu hirsute le commis ! Sa vieille jument le suivait tranquillement. Elle était à la retraite. Débarder du bois ou faire les foins était de l’histoire ancienne pour elle. L’abattoir était la suite logique pour ces vieux chevaux de trait. Mais le vieux commis ne voulait pas en entendre parler. Parce qu’ils avaient vécu tant de choses ensemble. Parce qu’elle était son amie de trente ans. Peut-être la seule. Alors elle était là, puissante, fière, belle comme une vieille jument peut l’être.
Après le repas du soir, la table débarrassée, seule la lampe à pétrole nous éclairait. L’ heure était à la veillée. Les gamins, autour de la table, s’accrochaient aux histoires de la grand-mère. Des histoires de son enfance, des histoires de montagnard… des histoires d’un autre siècle. La flamme vacillante de la lampe à pétrole remuait les ombres et apportait une certaine solennité au moment. Des histoires de guerre, des histoires de loup. L’un de mes oncles, harassé de fatigue sur son fauteuil, dodelinait de la tête de l’ avant vers l’arrière, à moitié assoupi. Un fou rire étouffé s’emparai alors de l’un d’entre nous et contaminait tout le monde, jusqu’à la grand-mère. Mon oncle se réveillait alors en sursaut, ses grands yeux bleu pur interrogeaient du regard. Il était l’heure d’aller se coucher sous les édredons.
Entouré de ses petits enfants, je crois que ma grand-mère était heureuse. Mais à quoi ressemblent les veillées d’aujourd’hui ? On ne sait pas, il n’y en a plus. Et où sont les grands-mères ? Souvent seuls, je crois.
Lorsqu’un gros orage éclatait en pleine nuit — les orages en montagne peuvent être d’une extrême violence — ma grand-mère nous faisait nous lever en pleine nuit, et nous ordonnait de nous habiller et de nous chausser, puis de nous asseoir autour de la table. Elle anticipait tout simplement le pire : la foudre s’abattant sur le chalet. Presque intégralement en bois et la grange pleine de foin, quelques minutes auraient suffi pour l’embraser jusqu’à sa destruction totale. Ma grand-mère savait tout ça. À l’écurie, les vaches, ordinairement si tranquilles, devenaient nerveuses, leurs cloches tintaient plus que de coutume. L’un de mes oncles les rejoignait alors… et leur parlait. Et chose étrange, les tintements se calmaient.
C’était au temps où les vaches n’étaient pas encore immatriculées, elles étaient autre chose qu’un simple numéro, elles avaient toutes un nom, c’était au temps où les hommes étaient liés à leurs animaux : si vous n’êtes pas bien… je ne suis pas bien. C’était au temps…
Oui les années ont défilé depuis ces moments de grande insouciance, plus ou moins 45 ans. Et l’évolution est effroyable selon moi. Le chemin emprunté n’est pas le bon. C’est la grande cavalcade d’une société qui n’a plus de frein. La course au gigantisme, à la vitesse… surpopulation, sur tourisme… surchauffe général… bruit de botte… mais qu’importe, il ne faut surtout pas enrayer le rouleau compresseur de l’économie.
Sur les océans, se croise des troncs d’arbres et des iPhone, cette petite boite où l’on dépose nos cerveaux, nos vies. Un dictat d’en haut, pour les addictes d’en bas.
Pour moi l’écran demeurera un outil à mon service. Et jamais autre chose, paroles de vieux con. Je préfère la forêt bourdonnante, le bouquetin sur son rocher, et le souvenir de ma grand-mère, la matriarche au grand cœur.
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