
Le petit train de la vallée du Giffre
Nous sommes en août 2025. La saison touristique bat son plein dans la haute vallée du Giffre, notamment du côté du Cirque du Fer-à-Cheval, sur la commune de Sixt-Fer-à-Cheval. Ce cirque naturel est l’un des plus imposants et majestueux de France. De ce fait, il est littéralement pris d’assaut par les touristes. Les parkings sont saturés, le centre du village aussi. Comme tant d’autres sites, il est victime de son succès. Plus globalement, c’est toute la haute vallée du Giffre qui subit les effets du tourisme de masse.
Tout près du centre de Sixt-Fer-à-Cheval se trouve pourtant un petit bâtiment plutôt anodin, à l’architecture particulière. On passe devant sans même y prêter attention. C’est bien dommage, car à lui seul, il incarne tout un pan de l’histoire de cette vallée. Ce drôle de petit bâtiment est en réalité… une gare. Une gare sans voyageurs, sans voie, sans train… une gare triste.
Oui, ici même, et jusqu’à la fin des années 1950, le train parvenait jusqu’à cette commune de montagne, dernier village au fond de la vallée. C’était la ligne de chemin de fer Annemasse — Sixt-Fer-à-Cheval.
Alors, cessons un instant cette fuite en avant, regardons un peu dans le rétro, et cheminons ensemble le temps de cette histoire.
Naissance d’une ligne pionnière
À la fin du XIXᵉ siècle, la vallée du Giffre vit presque en autarcie. Les routes sont étroites, les échanges difficiles, et l’essor industriel et touristique du reste de la Haute-Savoie semble bien loin. C’est dans ce contexte que naît l’idée d’un chemin de fer reliant Annemasse à Sixt-Fer-à-Cheval, afin de désenclaver les villages et de favoriser les échanges.
La concession est confiée aux Chemins de fer économiques du Nord (CEN), qui mettent en œuvre une voie métrique adaptée au relief. En 1891–1892, le train atteint Samoëns, puis, en 1914, il franchit les derniers kilomètres jusqu’à Sixt. L’ouvrage est audacieux : ponts, viaducs, tunnel et tracé sinueux épousent les reliefs de la vallée du Giffre.

Principales localités desservies d’Annemasse à Sixt :
- Annemasse — gare de départ, correspondance avec le réseau principal (Genève, Annecy, Paris…).
- La Bergue — petite halte en périphérie d’Annemasse.
- Bonne-sur-Ménoge
- Pont-de-Fillinges
- Viuz-en-Sallaz — gare notable du parcours.
- La Tour
- Saint-Jeoire-en-Faucigny — gare importante pour le trafic local.
- Mieussy — porte d’entrée de la vallée du Giffre.
- Taninges – gros bourg, gare avec activité marchandises (bois, produits agricoles).
- Verchaix — petite halte au bord du Giffre.
- Samoëns — station touristique et agricole.
- Sixt-Fer-à-Cheval — terminus, proche du centre-village.

Rapidement, le petit train devient un lien vital. Il transporte aussi bien les habitants que le bois, le bétail et les denrées agricoles. Les premiers touristes découvrent la montagne confortablement installés dans ses voitures à bancs de bois, et la ligne s’inscrit dans la vie quotidienne de la vallée.
L’apogée survient dans l’entre-deux-guerres et les premières années suivant l’électrification, dans les années 1930. Le service est régulier, les gares sont animées, et le sifflement des locomotives rythme la vie des bourgs, du Léman jusqu’aux portes du Cirque du Fer-à-Cheval.
Une anecdote familiale illustre bien l’utilité du train à l’époque : ma grand-mère habitait le petit village de La Rivière-Enverse, sur un coteau de la vallée du Giffre. Si les médecins généralistes étaient bien présents dans la vallée, il fallait se rendre « à la ville » pour consulter un spécialiste. Sans voiture, comme bon nombre de familles à l’époque, ma grand-mère prenait le petit train depuis… non pas une gare — le village, un peu excentré, n’en possédait pas — mais une simple halte en bordure de voie. Il suffisait de faire signe au conducteur pour qu’il s’arrête, et ainsi, elle rejoignait la ville pour sa consultation. Simple, utile et efficace.

Déclin et fermeture d’une ligne
Après la Seconde Guerre mondiale, le monde change rapidement, et la vallée du Giffre n’y échappe pas. Les routes s’améliorent, l’automobile se démocratise. Ce qui, hier encore, relevait du luxe devient accessible à un nombre croissant de foyers. Les autocars offrent des dessertes rapides, flexibles, et évitent les correspondances ferroviaires.
Dans le même temps, le matériel de la ligne Annemasse — Sixt vieillit. Les locomotives et les voitures, bien que robustes, accusent leur âge. Les recettes s’érodent : moins de voyageurs, moins de marchandises. La maintenance coûte cher, et les investissements nécessaires pour moderniser la ligne paraissent démesurés aux yeux des décideurs.
À partir des années 1950, la fréquentation chute brutalement. Les touristes préfèrent venir en voiture, sans contrainte d’horaires, tandis que les habitants trouvent plus pratique de se déplacer en bus ou en automobile personnelle. Les gares se vident peu à peu, le sifflement du train se fait plus rare.
Un autre phénomène contribue à l’affaiblissement de la ligne : l’exode rural. Ma grand-mère, veuve et mère de 11 enfants, se voit contrainte de partir dans la vallée voisine, la vallée de l’Arve. Moins de contraintes hivernales, plus de travail grâce à l’industrie du décolletage : les plus grands de ses enfants étaient assurés de trouver un emploi rapidement. Bon nombre de familles, bon gré mal gré, quittent alors la vallée du Giffre pour chercher mieux ailleurs.
Le coup de grâce intervient en 1958 : les autorités départementales et la direction des Chemins de fer économiques du Nord concluent que la ligne n’est plus viable économiquement. Les arguments avancés sont simples : coût d’entretien trop élevé, concurrence routière imbattable, et absence de perspective de rentabilité. La décision de fermeture est entérinée, malgré l’opposition de certains élus locaux et des habitants attachés à « leur » petit train.
En mai 1959, le dernier train quitte Sixt-Fer-à-Cheval. Quelques curieux, d’anciens cheminots et des familles se pressent le long de la voie pour lui dire adieu. Les locomotives, après avoir assuré un ultime service, sont garées au dépôt d’Annemasse. Rapidement, les rails disparaissent, les emprises sont vendues ou réaffectées.
Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’ironie de l’histoire : la fermeture est intervenue juste avant l’explosion du tourisme hivernal dans la vallée du Giffre. Si la ligne avait survécu quelques années de plus, elle aurait pu devenir l’un des principaux atouts de mobilité durable de la région.

La Suisse, l’autre choix
Pendant que la France supprimait massivement ses petites lignes ferroviaires jugées non rentables, la Suisse adoptait une stratégie différente. Certes, quelques lignes locales ont été abandonnées, notamment certaines dessertes régionales peu fréquentées, mais la grande majorité a été maintenue, modernisée et parfois repensée.
Dès les années 1950, les autorités helvétiques considèrent le train comme un service public stratégique, même en montagne. Elles investissent dans l’électrification, renouvellent le matériel roulant et adaptent les horaires aux besoins locaux. Certaines lignes, menacées de fermeture, sont transformées en lignes touristiques emblématiques, comme le Glacier Express ou le Bernina Express, attirant les visiteurs du monde entier.
Là où, en Haute-Savoie, le petit train du Giffre disparaissait, les lignes suisses continuaient à grimper jusqu’aux villages d’altitude. Résultat : aujourd’hui, ces réseaux ne sont pas seulement un héritage, ils sont un outil vivant de mobilité durable, limitant la circulation automobile dans des zones sensibles.
En Suisse, même dans les petits villages, le train reste un réflexe : pour les déplacements des étudiants, des personnes âgées, pour aller travailler, faire ses courses ou emmener les enfants à l’école dans la vallée… En France, à force de fermetures de lignes et de choix politiques favorisant la voiture, ce réflexe a disparu du subconscient collectif. On ne se demande même plus : « Est-ce que je peux y aller en train ? » — on pense directement « voiture » ou « bus ». Comme si, peu à peu, l’effacement du rail de nos paysages avait aussi effacé sa place dans nos vies.
J’habite proche de la frontière suisse et je m’y rends régulièrement. Que j’emprunte un train en Suisse ou que je me contente d’en observer un se tortiller tranquillement dans le relief, c’est toujours un enchantement. Un petit train de montagne ne dénature jamais.
Et si le train revenait ?
Imaginer aujourd’hui le retour du train dans la vallée du Giffre n’a rien d’un rêve irréaliste. En Suisse, on pense avant tout « investissement » et non « coût » : un train, là-bas, est un outil qui rapporte sur le long terme, en dynamisant les territoires, en évitant l’asphyxie routière et en attirant un tourisme plus raisonné. L’argent est une chose, le bien-être en est une autre. Les deux doivent rester compatibles.
Il y a peu, nous avons trouvé, en France, tous les milliards nécessaires pour assainir la Seine à l’occasion des Jeux olympiques… Je suis très heureux pour les poissons. Mais pourquoi ne pas investir avec la même détermination dans des projets de mobilité durable, profitables à la fois aux habitants et aux visiteurs ?
Une telle ligne ne servirait pas seulement les touristes, comme le train du Montenvers à Chamonix : elle serait aussi un outil précieux pour les habitants au quotidien. Les scolaires, les « anciens », les randonneurs, les voyageurs… tous se côtoieraient. Et même, pourquoi pas, certaines marchandises pourraient retrouver un lien direct et régulier avec le reste du département — certes plus complexe à mettre en œuvre, mais pas impossible.
De village en hameau, d’un hameau jusqu’à une simple halte, on pourrait monter à bord d’un signe de la main, comme le faisait ma grand-mère. Pas de contraintes, juste de la simplicité, juste du bon sens. Un tram-train où l’on monte avec son chien, son vélo, son sac à dos ou son sac de courses, et qui vous dépose en douceur au cœur des paysages… ou presque devant chez soi.
Et pourquoi ne pas prolonger la ligne de quelques kilomètres jusqu’au Cirque du Fer-à-Cheval lui-même ? Cela permettrait non seulement d’offrir un accès direct à ce site grandiose, mais aussi de mieux réguler sa fréquentation, aujourd’hui saturée de voitures aux beaux jours.
Ce ne serait pas seulement un retour vers le passé, mais un pas vers un avenir plus intelligent, plus serein et plus respectueux de la montagne. Un petit train de montagne ne dénature jamais, je l’ai dit. Au contraire, il raconte une histoire… et il en construit de nouvelles.
