
Mort en montagne
Je suis né au cœur des Alpes françaises, tout proche de Chamonix et du fabuleux massif du Mont-Blanc. Depuis mon enfance, j’entends parler des accidents en montagne. Chose récurrente ici. Mais l’un d’eux m’a particulièrement marqué, alors que j’avais 12 ans, au tout début des années 80. J’apprends que l’un de mes voisins, Jean D., alors dans la vingtaine, se tue lors d’une ascension au cœur du massif du Mont-Blanc.
Une figure familière du village
Je croisais Jean de temps à autre, entre deux courses en montagne : barbu, chevelu, clope au bec, short en jean crado, sandales aux pieds… Bref, l’alpiniste post-soixante-huitard des années 70/80. Sa Peugeot 104 verte avec une aile rouge débordait de matériel d’alpinisme, de tentes, de sacs de couchage… Son chien trônait sur un tas de cordes, lui aussi très détendu. Son plus gros effort de la journée, quand il ne crapahutait pas en montagne avec son maître, consistait à bailler longuement, puis à trouver une meilleure place pour se rendormir.
J’aimais bien Jean, tout d’abord pour une chose : il me parlait comme à un homme et non comme à un enfant. Il ne m’embrassait pas lorsqu’il me croisait, mais me serrait la main. J’ai toujours détesté qu’un homme m’embrasse. Et il avait toujours des trucs marrants à raconter : la montagne, les potes, les femmes… Il était libre, Jean. S’il avait vécu plus longuement, de toute évidence, tôt ou tard, nous aurions crapahuté ensemble sur les pics.
L’appel des sommets contre l’héritage familial
Son père, un industriel de la basse vallée de l’Arve, était assez désespéré de constater que son fils ne suivait pas son chemin, pourtant « tout tracé ». Il aurait dû reprendre l’usine de décolletage familiale, active depuis trois générations. Je connaissais son père également. Un homme assez terne, consacrant sa vie à son usine. Comment imaginer Jean, les mains dans l’huile derrière une machine, ou pire encore sous les néons blafards d’un bureau ? Il avait pourtant fait des études en ce sens, un diplôme de « l’école d’horlo » en poche, l’école locale qui formait alors les futurs décolleteurs et, au-delà de ça, les futurs chefs d’entreprise. Quand Jean était à l’usine, je le voyais aussi terne que son père, sans enthousiasme, sans ressort. Je savais que des conflits éclataient avec son père. Normal : Jean n’avait pas la tête à son travail. Il était ailleurs, il était là-haut.
L’intégralité de son temps libre, Jean le passait à Chamonix, sur ces pics, dans les couloirs de glace, ou bravant les crevasses béantes. Il était alors « sans domicile fixe », de refuge en bivouac, quand il courait la montagne, ou hébergé à « Cham » chez ses potes, tous alpinistes aux cheveux longs. Derrière son aspect « baba cool », Jean était un véritable combattant et un monstre physique. Il avalait les dénivelés comme personne, son sac surchargé de matériel d’alpinisme de l’époque, lourd et encombrant. Il forçait les passages compliqués avec une aisance déconcertante. Il était à sa place.
Je n’ai pas de mal à imaginer ce qui devait se passer dans sa tête le lundi matin, lorsqu’il rentrait dans l’usine de son père. Broyer du noir n’était que le prénom de son désespoir : les lumières artificielles, les odeurs, le vacarme assourdissant des machines… Rien ici n’était fait pour lui.
Mais un jour, la 104 verte à aile rouge n’est plus stationnée devant l’usine. Mon père me met au courant : Jean a eu un ultime clash avec son père, il est parti sur « Cham ». Il entame le long cursus de guide de haute montagne.
Alors que son entourage familial est consterné, je suis heureux pour lui. Parce qu’il n’y avait rien de plus logique. Il a simplement écouté son cœur et surtout, il a eu suffisamment de force de caractère pour imposer à tous, en particulier à son père, son choix de vie. Il est allé vers la chose qui le faisait vibrer au plus profond de son être.
Puis les mois ont passé. Jean s’acharnait à gravir les sommets par les voies les plus compliquées. Se présenter au concours de guide imposait la présentation d’une longue liste de courses en montagne d’un niveau relativement élevé. C’est, en fait, la partie la plus difficile du diplôme de guide de haute montagne. Entre deux courses, et durant les périodes de mauvais temps, Jean travaillait dans l’entreprise du père de l’un de ses amis, charpentier dans la vallée de Chamonix. Il s’assumait.
Le Grépon, dernier sommet
Un soir de septembre, alors que je rentre de l’école, mon père me dit : Jean est mort en montagne.
Oui, Jean s’est tué à l’aiguille du Grépon, un sommet mythique et « compliqué » du massif du Mont-Blanc.
On a su immédiatement les circonstances exactes de sa mort. Jean est au sommet de son art, et avec son compagnon de cordée, ils parviennent au sommet du Grépon sans rencontrer trop de difficultés. À la descente, mauvaise manip de corde, Jean dévisse et fait une chute vertigineuse. Fatale. Son compagnon de cordée s’en sort et avise les secours. Mais le mauvais temps s’installe presque immédiatement après l’accident. Il restera plusieurs jours au pied de la paroi, avant qu’une caravane terrestre ne parte récupérer sa dépouille.
Mourir libre : rébellion ou évidence ?
« Jean est mort en montagne », ces mots claquent fort dans ma tête.
Je crois que c’est le premier grand désarroi de ma vie. Rien de logique dans ces quelques mots.
Il faut la mort d’une personne pour apprendre à vivre. Véritable réalité augmentée.
Partout j’entends :
« Il serait toujours vivant si… usine… décolletage… patron… travail… mauvais choix… héritage… rebelle »
Est considéré comme un rebelle, le type qui souhaite juste faire ce qu’il a envie de faire. J’apprends les gens.
Mort en montagne. C’est l’épitaphe gravée sur sa pierre tombale. À son âge, tout le monde trouve cela consternant. Ce qui peut se comprendre.
Mais il y a tout de même quelque chose de grand dans cet épitaphe : Mort en montagne.
Gravons-nous « mort dans son lit » sur la tombe du vieux grabataire qui se désintègre lentement depuis sept longues années ?
Chose vue de près. Tellement près que je souhaiterais, pour ma part, affronter les quelques secondes d’extrême violence d’une « mort en montagne », en lieu et place d’une agonie programmée.
À quoi Jean pouvait-il bien penser lors de cette simple manip de corde tant de fois répétée ?
À la dernière dispute avec son père ?
Peut-être, peut-être pas. Nul ne saura.
Mais dans tous les cas, ne jamais sous-estimer la puissance du facteur humain. Il peut resurgir au moment le plus inattendu. Il peut aussi être fatal.
Le modèle de société actuel nous enchaîne. La famille parfois nous enchaîne. La bien-pensance, le confort, le conformisme, la prudence…
C’est terrible, la prudence, je la trouve dangereuse.
Ces critères multiples nous incarcèrent parfois jusqu’à d’insupportables situations. Le réveil peut s’avérer brutal.
En acceptant l’héritage industriel familial, Jean serait mort d’une autre façon.
La pire qui soit : accepter de s’engager dans une vie sans relief, choisie par d’autres, parce qu’il aurait oublié de s’écouter.
La vie est courte. Les rouages du temps qui passe jamais ne s’enrayent. Demandez donc aux vieillards.
Jean avait un choix à faire : le Grépon ou les néons.
Jean est mort en montagne. Admiration.


